Antioxydants et cancer – Des hommes et des souris (2)

* Ce billet accompagne le précédent, dans lequel je parlais d’antioxydants et de cancer de manière plus générale. Il avait pour but de donner une idée du contexte dans lequel se place l’étude scientifique décrite plus en détail ici.

Une étude scientifique publiée récemment dans Science Translational Medicine montre que des suppléments alimentaires antioxydants accélèrent la progression du cancer du poumon chez la souris (1). Les chercheurs proposent également un mécanisme moléculaire pouvant potentiellement expliquer comment les antioxydants peuvent avoir un effet néfaste dans le cas particulier du cancer du poumon.

Des suppléments alimentaires de N-acétylcystéine et de vitamine E accélèrent la progression de tumeurs dans les poumons

Au vu de la croyance populaire selon laquelle les antioxydants sont bénéfiques dans le combat contre le cancer, des chercheurs de l’Université de Göteborg en Suède se sont penchés sur l’effet que pouvaient avoir des suppléments alimentaires antioxydants sur la croissance des tumeurs dans deux modèles murins de cancer du poumon. Ces modèles utilisent des souris génétiquement modifiées dans lesquelles il est possible d’induire un cancer du poumon en activant l’expression d’un gène muté dans les cellules épithéliales des poumons (dans un modèle, le gène muté est Kras, dans l’autre, Braf). En même temps que l’expression du gène muté était activée, les chercheurs ont commencé à supplémenter le régime alimentaire des souris avec des antioxydants, soit avec de la N-acétylcystéine (NAC) diluée dans leur eau, soit avec de la vitamine E incorporée à leur nourriture. Les quantités de NAC ou de vitamine E ainsi absorbées par les souris étaient comparables à ce que des humains pourraient obtenir en prenant des suppléments alimentaires. D’autres souris ont été maintenues à un régime alimentaire normal pour constituer un groupe contrôle avec lequel les souris supplémentées seraient comparées.

Les chercheurs ont trouvé que les souris supplémentées en NAC ou en vitamine E développaient des tumeurs plus larges et mouraient plus vite que les souris non supplémentées. Plus précisément, la surface pulmonaire occupée par des cellules cancéreuses était environ trois fois plus grande chez les souris supplémentées que chez les souris contrôles dix semaines après avoir initié la formation de tumeurs (en activant les gènes mutés). Une analyse de survie a montré que seulement 50% des souris supplémentées étaient encore en vie après dix semaines, et aucune après environ 15 semaines, alors que 50% des souris non supplémentées étaient encore en vie après 15 semaines (et aucune après environ 30 semaines). Pour le contexte, une souris de laboratoire vit en moyenne environ deux ans; une différence de temps de survie de 2 mois n’est donc pas négligeable.

(Le nombre de souris dans chaque groupe expérimental et la différence en terme de survie observée étaient suffisamment grands pour établir une différence de survie statistiquement significative, c’est-à-dire qui n’est pas due au hasard. Cela semble être un prérequis évident pour une étude scientifique qui veut ne serait-ce que mentionner l’existence d’une différence de survie entre deux groupes expérimentaux, mais hélas, depuis une certaine étude mal conçue et hautement médiatisée impliquant des rats et des tumeurs, il est peut-être nécessaire de le préciser.)

Les antioxydants diminuent les quantités d’espèces réactives oxygénées et de lésions ADN et favorisent la prolifération des cellules cancéreuses

Les chercheurs se sont ensuite demandé comment deux molécules de structures chimiques différentes, NAC et vitamine E, pouvaient avoir un même effet. Étant donné que les deux ont des propriétés antioxydantes, il semblait logique que cela ait quelque chose à voir avec un stress oxydant. En analysant des sections de tissu cancéreux, les chercheurs ont observé que les tumeurs des souris supplémentées présentaient des niveaux d’espèces réactives oxygénées (ROS pour reactive oxygen species en anglais) et de lésions ADN induites par les ROS inférieurs à ceux mesurés dans les tumeurs de souris non supplémentées. Il y avait également plus de cellules qui proliféraient (qui se multipliaient) dans les tumeurs de souris supplémentées en antioxydants que dans les tumeurs de souris contrôles.

L’ajout de NAC ou d’un analogue de la vitamine E soluble dans l’eau à des cultures de cellules in vitro a confirmé ce que les chercheurs avaient observé in vivo: des cellules modifiées pour exprimer les oncogènes Kras ou Braf ( c’est-à-dire les gènes mutés qui induisaient le cancer chez les souris) proliféraient plus et présentaient moins de ROS lorsque de la NAC ou de la vitamine E était ajoutée au milieu de culture. Par contre, la NAC et la vitamine E ne changeaient pas le taux de prolifération des cellules normales (cellules n’exprimant pas les oncogènes). Au passage, le seul fait d’obliger les cellules à exprimer les oncogènes entraînait lui aussi une diminution des taux de ROS présents (ce qui en soi-même suggère qu’une diminution des ROS est peut-être bénéfique pour ces cellules cancéreuses). Cependant, cette diminution n’était que passagère, alors que l’ajout de NAC ou de vitamine E au milieu de culture permettait d’induire une baisse des taux de ROS qui se maintenait.

Le gène suppresseur de tumeur p53 impliqué?

Afin d’explorer un peu plus les mécanismes moléculaires potentiellement impliqués dans l’effet des antioxydants sur les cellules cancéreuses, les chercheurs ont ensuite mesuré les quantités de protéine p53 présentes. p53 est un gène suppresseur de tumeur, la protéine qu’il code participe à la régulation de la prolifération cellulaire et il est activé par des signaux comme la présence de ROS ou de lésions ADN. L’analyse a révélé que les cellules traitées avec de la NAC ou de la vitamine E in vitro ainsi que les cellules cancéreuses issues des souris supplémentées avaient des quantités de protéine p53 inférieures à celles mesurées dans les cellules contrôles.

En parallèle, les chercheurs ont aussi montré que, si l’ajout de NAC ou de vitamine E dans le milieu de culture augmentait la prolifération de cellules exprimant les oncogènes, cela n’avait par contre plus d’effet lorsque p53 était inactivé dans ces mêmes cellules. Cependant, comme l’inactivation de p53 elle-même augmente la prolifération des cellules exprimant les oncogènes, il est difficile d’interpréter le manque d’effet de la NAC ou de la vitamine E sur la prolifération de ces cellules: les auteurs de l’étude suggèrent que ce manque d’effet est dû au fait que la NAC et la vitamine E agissent via p53, mais il est aussi possible que les conséquences de l’inactivation de p53 soient si larges qu’elles masquent tout autre effet que les antioxydants pourraient avoir indépendamment de p53.

Néanmoins, combinant l’ensemble de leurs résultats d’expériences, les chercheurs émettent l’hypothèse que les antioxydants puissent favoriser le développement de cellules cancéreuses en diminuant la quantité de ROS présents et par conséquent le nombre de lésions ADN créées par les ROS, ce qui diminue les signaux qui pourraient activer le gène p53 et au final empêche celui-ci de limiter la prolifération des cellules cancéreuses.

Effets similaires des antioxydants sur des lignées de cellules cancéreuses humaines

Pour finir, les chercheurs ont répété leurs expériences en utilisant des lignées de cellules cancéreuses (de poumon) humaines (après tout, l’étude a été publiée dans Science Translational Medicine, il fallait bien mettre un peu de données “bench to bedside”, “du laboratoire au chevet du patient”, dans l’article). Ils ont observé que les cellules cancéreuses humaines de poumon réagissaient de la même manière que les cellules de souris modifiées pour exprimer les oncogènes lorsque l’on ajoutait de la NAC ou de la vitamine E dans le milieu de culture: augmentation de la prolifération, diminution des quantités de ROS intracellulaires, diminution de la quantité de protéine p53.

Les résultats: limitations et portée

Comme toutes les études, celle présentée ici a des limitations. Premièrement, même si le mécanisme impliquant p53 proposé par les chercheurs pour expliquer l’effet des antioxydants sur le développement des tumeurs est plausible, les données présentées dans l’article ne sont pas suffisantes pour l’établir avec certitude, et d’autres mécanismes peuvent également jouer un rôle. Deuxièmement, les deux modèles murins utilisés ne permettent d’étudier l’impact d’une supplémentation en antioxydants que sur la progression du cancer du poumon, et pas sur l’initiation ou la prévention du cancer. Troisièmement, les modèles reposent sur la mutation de deux gènes spécifiques, il est donc possible que les antioxydants n’aient pas le même effet dans d’autres types de cancer. Enfin, deux antioxydants particuliers ont été étudiés, et puisque les antioxydants sont en fait tout un groupe de molécules aux structures et aux propriétés différentes, les résultats de l’étude ne peuvent pas être automatiquement généralisés à tous les antioxydants.

Néanmoins, les points positifs de cette étude sont indéniables: tout d’abord, elle produit dans un modèle expérimental des résultats en concordance avec les observations faites dans des études cliniques il y a 20 ans, qui étaient que certains suppléments alimentaires antioxydants augmentent le risque de cancer du poumon chez des personnes déjà à risque (2-3); ensuite, elle fournit des indices quant à la nature du mécanisme biologique à l’origine des effets néfastes des antioxydants. Bien que les données expérimentales soient restreintes à deux antioxydants particuliers et deux modèles de cancer du poumon, elles peuvent, justement pour ces mêmes raisons, être particulièrement pertinentes pour le cas de patients atteints de BPCO (broncho-pneumopathie chronique obstructive). En effet, ces patients sont souvent des fumeurs, ont donc un risque élevé de développer un cancer du poumon, et peuvent être amenés à prendre de grandes quantités de N-acétylcystéine pour aider à soulager une production de mucus excessive. Si les données expérimentales obtenues chez la souris sont transposables aux hommes, une supplémentation alimentaire en antioxydants devra peut-être faire l’objet d’un plus grand contrôle selon les facteurs de risque propres à chaque individu.

Références

1. Antioxidants accelerate lung cancer progression in mice. Sayin VI, Ibrahim MX, Larsson E, Nilsson JA, Lindahl P, Bergo MO. Sci Transl Med. 2014 Jan 29;6(221):221ra15. doi: 10.1126/scitranslmed.3007653
PMID: 24477002

2. The Effect of Vitamin E and Beta Carotene on the Incidence of Lung Cancer and Other Cancers in Male Smokers. The Alpha-Tocopherol Beta Carotene Cancer Prevention Study Group. N Engl J Med 1994; 330:1029-1035. doi: 10.1056/NEJM199404143301501

3. Effects of a combination of beta-carotene and vitamin A on lung cancer and cardiovascular disease. Omenn GS, Goodman GE, Thornquist MD, et al. N Engl J Med 1996; 334:1150-55. doi: 10.1056/NEJM199605023341802

Une réflexion sur “Antioxydants et cancer – Des hommes et des souris (2)

Les commentaires sont fermés.